X-MEN 3, la critique
 

C'est le dernier, c'est l'apocalypse, c'est -de- la merde

Par Stéphane

Le Mutant, on le sait, n’est plus un humain. C’est une allégorie. Une image, ou une incarnation, des angoisses et des peurs qui hantent notre espèce et notre civilisation - et dont certaines relèvent de la nuit des temps. Dans ces conditions, il n’est pas idiot de voir en Charles Xavier, le leader à roulettes des X-men, une expression fantastique du combat, et même de la victoire, de l’esprit sur le corps. Dans Magnéto, l’alter ego du mal, incarnation du combat, et même de la victoire, de l’animé sur l’inanimé, de l’homme sur l’industrie. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce génie du mal est né dans les camps de concentrations nazis. Pour cette raison, chacun de leurs gestes et de leurs paroles a des résonances politiques et sociales et est porteuse d’un message. Pour cette raison toujours, il n’est jamais superficiel de gratter les couches de latex et de superpouvoirs afin de percer le sens caché des images colorées que les comics nous donnent à voir.

Celui pour qui cette introduction n’est pas totalement superflue ou pompeuse ne pourra pas s’émerveiller du spectacle X-men 3. Non seulement car la réalisation est bien moins brillante que celles des deux premiers opus, mais surtout car il sommeille, pour la première fois de cette trilogie filmique, sous le vernis des héros un discours politique que les français ont pris l’habitude de nommer «pro-bushien». Je m’explique dans la suite, sans gâcher trop l'intrigue en plus.

Dans les deux premiers films de Brian Synger, les valeurs de labande dessinée sont peu ou prou conservées. Le Mutant incarne « l’autre », l’exclu social. D’ailleurs, les divergences qui opposent Xavier et Magnéto autour de l’intégration, dans la bd de l’époque comme dans le premier film, ne sont pas sans rappeler le débat qui opposa Martin Luther King à Malcolm X. Quant à la scène du coming out du mutant adolescent dans le deuxième volet cinéma, elle permettait d’étendre la métaphore de l'exclusion aux problèmes plus récents. Mais ce nouvel opus dirigé par Brett Ratner quitte le cœur idéologique qui depuis toujours anime la série X-men, et se déporte sur un débat plus actuel, largement diffusé dans les produits 20th Century Fox tel que le feuilleton télévisé 24 heures. Celui du mal nécessaire chère à l’Amérique moderne. Vision d’une démocratie.

Si, comme le dit je ne sais plus quel philosophe, «La Démocratie se doit de na pas utiliser les méthodes qu’elle condamne », alors il s’agit bel et bien d’une démocratie à la noix qu’essaie de nous vendre X-men 3. Or cette vente est le sujet central du film, l’intrigue et les héros étant tout entier instrumentalisés pour nous convaincre que ce compromis, la peine de mort dans la démocratie, est nécessaire et viable.

Pour ce faire, le dernier opus lave tout d'abord les héros de leurs anciennes valeurs et leur en offre de nouvelles, jusqu’à présent inédites dans l’univers des X-men. Magnéto, contrôlant le métal pour mieux détruire de l’intérieur le manufacturé, donc l’industrie, donc le monde capitaliste (je ne rêve pas vous le verrez vous-même), n’est plus maintenant ce leader des exclus en colère. Il est devenu froid comme la glace, calculateur, semble cacher derrière son combat social un master plan de destruction totale, considère le monde comme un échiquier, et appelle ces soldats par des noms de pion (le fou, la tour,…). Bref, l’incarnation non plus du révolutionnaire enragé par l'inégalité, mais du dictateur froid et calculateur. Il instrumentalise tout pour mener à bien ses projets de gloire personnels, là où avant il menait une armée rebelle contre le pouvoir en place. Que de changement, Sadam es-tu là ?

Face à lui, Charles Xavier, Jésus Christ à roulette, crucifié qui laisse derrière lui une église de fidèles (ou une école de mutant c’est selon). Le mot d’ordre, esprit d’équipe. Foi religieuse et mode d’organisation démocratique… hum ça me rappelle quelque chose mais quoi… ah mais bon sang de bien sûr, c’est l’Amérique.

Entre les deux, arrive une nouvelle valeur idéologique, la nihiliste Jean Gray, dite Phœnix pour les intimes, qui revient d'entre les morts avec la tête à l’envers. La salope aime maintenant le sexe cochon, veut coucher à tout va. Pire, elle est devenue ultra balaise, la plus balaise du monde même, et du coup elle a plus de valeur morale. Tout est un jeu pour elle. Et qu’est ce qu’on aime faire lorsque l'on est taquin, je vous le donne en mille, on est nietzschéen et on détruit tout. Bah ouais, comme ça, pour le fun. Après tout c’est Nietzsche qui le dit : l’antéchrist est surtout un gros rigolard j'men foutiste.

Alors d’un coté, y’a Sadamagnéto, qui fait semblant de pleurnicher car on lui laisse pas de place, mais qui en fait est un méchant avec des projets d'invasion pas sympa. De l’autre, Professeur Bush qui dit que bon, bah des fois faut savoir renier quelques principes moraux pour le bien de la communauté. Et enfin Jean Gray, le mal absolu, donc sans solution réelle pour lui échapper, ou sans solution molle en tout cas. Bref, il faut un martyr pour en finir.

Déjà, je ne vous en dis pas plus, mais Xavier arrive à convaincre son équipe de martyrs (Serval en particulier) qu’il faut savoir utiliser le mal pour gagner quand on n'a plus le choix. Ca, c’est pour la sale gueule de Magéeto. Enfin, il arrive à convaincre son équipe (Serval toujours), que parfois il faut tuer pour sauver le monde.

Mais je vous ai gardé le meilleur pour la fin : un joli gratin d’excuses à vomir : «Tuer, c‘est dur et ça rend triste, très très triste. Faut pas croire que c’est facile, et qu’on le fait de gaîté de cœur. Ah ça non. Entre le tué et le tueur, c’est bel et bien ce dernier qui est à plaindre, car il porte maintenant tel un martyr le poids sur ses épaules d’un meurtre pour sauver notre humanité.»

Bon, beh bon film les gars. Moi je n’y retourne pas.

 
Revue de presse : Hop ! n°109
 

Du sang neuf (jeu de mot pourri, je trouvais pas de sous-titre) !

Les exhumateurs de vieilleries et arpenteurs de greniers de la revue HOP ! consacrent leur couverture du numéro 109 (daté mars) à Carlos Giménez (dont nous avons récemment parlé dans la bibliothèque idéale).

À l'intérieur une notice biographique, une petite interview (6 p.) et une très complète (en tous cas elle dépasse largement mes connaissances !) bibliographie française. C'est un peu court mais faute de mieux... Comme le dit L. Cance dans son introduction Gimenez "est actuellement chez nous négligé par les médias spécialisés".

La revue Hop, qu'on croirait toujours fabriquée avec une vieille machine à écrire, de la colle et des ciseaux au fond d'une cave des années soixante-dix, coûte 7€60 et on peut la trouver dans toutes les bonnes librairies spécialisées de l'époque contemporaine.

 
Les couvertures de Persépolis
 

Puisqu'il va être question d'Art et de canasson, une très célèbre mais un peu longue citation de Vassili Kandinsky est de rigueur : "Le cheval porte son cavalier avec vigueur et rapidité. Mais c'est le cavalier qui conduit le cheval. Le talent conduit l'artiste à des hauts sommets avec vigueur et rapidité. Mais c'est l'artiste qui maîtrise son talent."

Par Stéphane

Avant de commencer à lire Persépolis, il peut être intéressant de s’arrêter quelques minutes sur les couvertures pour voir si ce dessin minimaliste est tant dénué de richesse esthétique que certains le disent (il parait que Marjane Satrapi dessine mal mais que ce n‘est pas grave).

Pour ma part, je vois dans l’alignement des quatre cavaliers plusieurs symboles qui attestent, au contraire, qu'elle dessine trés bien.

1- Le cheval :

Comme Bucéphale et Alexandre, ou Rossinante et Don Quichotte, nombreux sont dans la littérature persane les chevaux dont la présence auprès d’un maître prestigieux leur a permis d’atteindre une certaine notoriété (rien de réellement étonnant de la part d’un peuple dont la qualité des destriers est tant vantée). Voici un spécialiste, j’ai nommé Yves Porter dans son livre Chevaux et cavaliers arabes dans les arts d’Orient et d’Occident, sur lequel je m’appuie pour cautionner mes divagations critiques.

« Dans le contexte géo-historique de L’Iran, un héros littéraire, qu’il soit légendaire ou qu’il soit inspiré par un personnage réel, se doit de posséder une monture à son image, dont la constitution et le caractère complète ceux du maître. »

Tout est dit ou presque. L'utilisation en couverture du cheval, symbole fortement ancré dans la tradition persane, signale bien la revendication d’une filiation artistique et culturelle. Mais pas seulement, car en détaillant légèrement chacune des couvertures une à une, en identifiant des petits symboles précis, et en observant ensuite leur déplacement à l’intérieur de chaque dessin, on arrive aussi à déchiffrer la métaphore du cheminement intellectuel de la jeune fille iranienne vers la femme adulte multiculturelle (Qui suis-je ? Et comment je suis devenu Marjane auteur ?)(cliquez bien sur les images pour bien voir les détails évoqués...).Appelons ça...

2-...Les quatre âges de Persépolis:

La première couverture montre un cavalier iranien, la dague sortie au poing droit et le gauche levé en l’air. Très important : le cheval a une robe blanche et des jambes noires. Sur ces sabots, on remarque trois petits ronds. Il s’ébroue ; la charge va partir. Pour ma part, je vois dans ce dessin une allégorie de l’iranité naissante de l’auteur et le début de révolte qui l’anime dès son jeune âge. Une interprétation qui prend surtout du sens dans la comparaison aux couvertures suivantes.

La seconde couverture, le même cheval fonce maintenant au galop, le cavalier brandit son sabre pour attaquer. Evidemment, si l'on poursuit la lecture telle que je l'ai entamée, cette métaphore illustre alors l’adolescence de la jeune femme et la violence de la révolte qui l’anime à cette période.

La troisième couverture, période de l’exil en Europe, est très importante. Une nouvelle monture, à la robe toute noire et aux losanges sur les sabots, est montée par un cavalier européen qui semble appartenir à la garde prussienne. Il fait volte-face aux précédents chevaux et se dirige vers la gauche. Cette figure, en miroir des deux précédentes, est le signe qui permet d’attester la valeur allégorique du travail de l’auteur sur les couvertures (je ne suis pas fou!). Symbole de l’européanisation de Marjane suite à son séjour en Autriche, il fait front aux autres cavaliers, sous-entendu aux valeurs de son éducation iranienne, et attaque à son tour. C’est bien un combat entre influences culturelles qui est au cœur de cette suite de couverture, au coeur de la création identitaire d'une jeune femme écartelé entre Iran et Europe.

Enfin, la quatrième couverture et conclusion montre un cheval à l’arrêt, monté par Marjane elle-même, maintenant adulte et habillée sobrement. Les précédents chevaux, représentations métaphoriques de l’Iran et de L’Europe, ont accouché de ce nouveau destrier métis, à la robe iranienne blanche aux jambes noires, mais aux sabots européens recouverts de losanges. Le harnachement, emblème du mode de guidage, agrège les deux précédents pour former un nouveau modèle, mixte lui aussi. Mais Marjane ne l’a pas saisi. Sa monture est à l’arrêt, dans l’attente que la cavalière prenne les rennes.

Si l’on se propose de faire une lecture autobiographique de ces couvertures, ce que je fais évidemment, il n’est pas idiot d’y voir 1- La métaphore de la création identitaire, multiculturelle et même européo-iranienne pour être précis, de Marjane Satrapi. Un thème cher à la littérature francophone et en particulier de l’exil (deux caractéristiques que l’on trouve bien chez Marjane). 2- Un état de lieu sur la dernière couverture de ce qu’était sa vie avant l’écriture de Persépolis (rien de moins que le but permier de tout autobiographe vous me direz). Marjane, maintenant adulte, n'a pas encore saisi les rennes de cette double nationalité, enfilé son habit de guerrière (d'artiste) pour continuer l'idéal de révolution ou du moins de contestation qui a cours dans sa famille. Mais bientôt viendra Persépolis. Et dans l'écriture, Marjane déchaînera enfin le cavalier qui sommeille en elle.

la seconde partie de ses élugubrations cryptocritiques se trouvent ici

 
Japan news
 

Par Stéphane

Tout d’abord, une nouvelle assez importante selon moi… Pour la première fois de l’histoire économique japonaise, Ghibli est devenu la première marque Japonaise en terme de consomation au Japon, passant devant Toyota. La marque avait déjà fait une entrée fracacante dans le top 5 en 2004, avant de gagner la seconde place en 2006. Ce début de XXIeme siècle marque bien la fin du Japon en tant que puissance industrielle, et fait place au Japon en tant que puissance culturelle.

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Alors comme Ghibli cartonne, voici le script en anglais du prochain film à sortir cet été au Japon, Gedo Senki, et ci contre la toute nouvelle bande annonce.

Enfin, pour toujours faire plaisir aux amoureux d’animation japonaise et de culture manga, que je suis, voici une toute nouvelle publicité réalisée par Katshiro Ôtomo (l’auteur d’Akira) pour une marque de nouilles. on peux la voir en basse qualité ci dessous.

 
Dédicace de Baru
 

Par Stéphane

Baru est l'un de mes artistes de bande dessinée préférés. Alors même si L'Enragé est franchement décevant, et de loin son moins bon livre, je ne peux m'empêcher de publier une des dédicaces qu'il a réalisées chez nos voisins de la librairie Album. A ceux qui ne connaîtraient pas, jetez-vous sur la réédition des Quequettes Blues, L’Autoroute du Soleil, Le Chemin de l’Amérique ou même, dans une moindre mesure mais que de qualités quand même, Les années Spoutnik. Des beaux souvenirs de lectures.

(Suivre le lien Baru pour acceder aux titres).

 
Hors de la librairie (2)
 

Lettre de Montevideo

Cher Stéphane,

C'est en sortant de la rue Dante qu'on comprend mieux pourquoi les gens disent que "c'est vraiment la rue de la bédé !".

Ici par exemple à Montevideo, capitale de l'Uruguay regroupant la moitié de la population nationale, je n'ai pas encore trouvé de boutiques vendant des "comics" (faut préciser que je n'ai pas passé mon temps à ça).

Dimanche, sur la "feria de Tristán Narvaja", sorte de marché aux puces invraisemblable  où se presse lentement une foule sirotant son maté, le thermos d'eau bouillante vissé sous l'aisselle, entre les étals les plus divers ( des légumes jusqu'aux bouts de chaînes rouillées ), il était plus facile de dénicher des pirates de jeux PS2 ou de DVD que des comics. J'ai néanmoins pu feuilleter quelques revues argentines des années 80 en piteux état, qui m'ont permis de constater qu'il y avait encore du Risso non traduit par chez nous (pas forcément terrible d'ailleurs).

Sinon j'ai eu la surprise de découvrir au sein du petit mais charmant musée Juan Manuel Blanes (peintre uruguayen du 19e et gloire nationale), deux salles consacrées à Julio Emilio Suárez Sedrasqui, qui signait ses oeuvres Jess. Cet uruguayen, né en 1909 et mort en 1965, commença à faire de la bande dessinée et des caricatures de presse au début des années 30. Son personnage connu par ici est Peloduro ("Cheveu dur"), qui donna son nom à une revue mensuelle qui fut fameuse jusqu'à la mort de Jess qui en était l'éditeur depuis 1943. Ci-après quelques exemples de ses travaux.

Belles couvertures couleurs, Jess dessinait beaucoup De Gaulle, plutôt pas mal, non ?

Ici personne n'a oublié que l'Uruguay a gagné la coupe du Monde de football en 1950.J'espère que tu te portes bien et qu'il n'y a pas trop de clients fous ou pénibles.Je t'embrasse.Vlad.

 
Darwin & Davodeau
 

Par Stéphane...

  A l’occasion de la première diffusion télévisé sur Arte du Cauchemar de Darwin, documentaire émérite de Hubert Sauper sur l’introduction de la perche du Nil dans le lac Victoria, en Tanzanie, je remet ici une interview d’Etienne Davodeau que j’avais réalisée à l’occasion de la sortie de son livre Les Mauvaises Gens, autre documentaire émérite sur la naissance de la conscience ouvrière dans la région des Mauges. Elle fait un tiers de plus que celle publiée dans le Bulldozer N°1, n’est pas d’un grand intérêt mais pas vaine non plus (je suis un piètre interviewer je l’avoue).

N’hésitez pas à regarder le docu ce soir, et à lire le Davodeau, dont le cumul des prix et autres récompenses officielles a depuis attesté de la grande qualité du travail.

Parlez nous du film, vos sensations, vos sentiments, vos interrogations.

Le cauchemar de Darwin est un puissant moment de cinéma. On n’en sort pas intact. Les informations délivrées sont proprement sidérantes. Pourtant, jamais la forme n’est sacrifiée au profit du fond. Sauper tourne visiblement avec des moyens techniques modestes. Ce dépouillement sert son propos. Je pense par exemple à ces scènes de nuit où de jeunes enfants livrés à eux mêmes errent dans les rues. Les images sont presque illisibles. Mais cette quasi-opacité fait sens. La question de la beauté de ces images ne se pose pas, elle serait indécente. La question qui se pose est celle de la cohérence et surtout la nécessité. Cohérentes et nécessaires, ces images le sont. Devant ce film comme devant beaucoup d’autres de ce genre, je me demande toujours si et comment l’auteur parvient à se faire oublier les gens qu’il filme. L’omniprésence du matériel et de l’équipe de tournage me semble un handicap. Réaliser un reportage ou un documentaire en bande dessinée présente cet avantage précieux : rien ou presque ne parasite la relation entre l’auteur et le sujet!

Quelles sont les notions dans lesquelles vous vous reconnaissez, dans lesquelles vous reconnaissez votre travail ?

J’aime raconter une histoire particulière et concrète qui renvoie immédiatement à des questions et des concepts plus globaux. A priori, l’Européen bien nourri pourrait se contrefoutre de qui se passe sur les rives sordides de ce lac Tanzanien. Après avoir vu le film, c’est impossible. Sauper ne tient pas de discours idéologique, ni même économique. Il regarde.

À ma mesure, c’est aussi ce que j’essaie de faire. En dessinant Rural ! ou Les mauvaises gens, mon but n’est pas d’emmerder le lecteur, bien sûr. Encore moins de le distraire. Il s’agit de le toucher. De le concerner. Ainsi, plus le sujet de ce genre de livre est “ difficile ”, plus la qualité de sa narration est importante. Le sujet du film de Sauper est a priori totalement rébarbatif. Le film est passionnant.

Et Vous, comment concevez votre narration, vos formes et vos outils ?

Pour Les mauvaises gens, j’ai totalement improvisé le récit. C’est en alternant les scènes décrivant ce que me racontent mes interlocuteurs et celles où ils me les racontent, que j’établis le rythme du livre (je suis obsédé par la qualité du rythme de mes livres !). Par ailleurs, en quittant le traditionnel format 48 pages, carton, couleurs, on gagne une liberté considérable. On peut vraiment, si besoin, ajouter ou retrancher 10 pages au dernier moment sans que l’éditeur s‘évanouisse.

Vous êtes souvent à l’image dans vos livres docu contrairement à Sauper qui n’apparaît pas une fois. Mais curieusement, on vous sent plus effacé, plus humble aussi par rapport aux personnes à qui vous offrez la parole. Qu’est ce qui motive votre présence à l’image?

Je déteste dessiner le personnage qui “ me représente ”. Mais sa présence à l’image relève de plusieurs préoccupations. Il me sert de fil rouge narratif en établissant le lien entre les différentes parties du livre. Il me permet de rythmer assez précisément l’ensemble du récit. Rural ! et Les mauvaises gens sont par natures des livres très hétérogènes. Ce personnage remplit aussi une fonction unificatrice de l’ensemble. Il est aussi là pour affirmer le caractère subjectif du récit. En racontant la vie d’une ferme ou le parcours de syndicalistes ouvriers, je ne prétends pas raconter LA vérité sur le sujet. J’en raconte ce que j’en connais, et ce que je décide d’en raconter.

Quelle est la frontière entre appropriation d’un sujet et trahison ?

Connaître la réponse à cette question doit être bien reposant.

Êtes vous un artiste engagé ? D’ailleurs, que peut bien être un artiste engagé ?

Je peux difficilement faire abstraction de tous les paramètres qui régissent notre quotidien. Et je ne rechigne pas à aborder l’aspect politique des choses, car il est, qu’on le veuille ou non, déterminant. Mais être un artiste engagé, c’est soumettre son œuvre à une idéologie. C’est terrible et me semble inconcevable de nos jours. Désormais, le doute règne. Et c’est tant mieux.

Vous vous concentrez sur votre territoire, la France, un peu comme Michael Moore avec les Etats Unis. Hubert Sauper lui va scruter les pays étrangers comme peut le faire Jean-Philippe Stassen ou Joe Sacco. D’où viennent ces choix, ses impulsions ?

Les histoires dignes d’être racontées sont partout. Celles qui sont juste sous notre nez sont celles qu’on voit le moins. Elles attendent juste qu’on les ramasse.

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Cet automne, outre Les mauvaises gens, vous pourrez lire un récit que j’ai ramené du Japon, dans un livre collectif publié par Casterman. Ce n’est pas strictement un reportage mais une nouvelle constituée de ce que j’ai glané là-bas. Je n’ai pas d’intentions particulières dans ce domaine. Je n’anticipe rien. Il faut juste laisser venir, être attentif.

Alors quelles sont les choses qui attirent particulièrement votre attention? A quoi vous sentez-vous plus particulièrement réceptif ?

Je n’ai pas d’intentions particulières dans ce domaine. Je n’anticipe rien. Il faut juste laisser venir, être attentif. C’est une question de disponibilité. Bien sûr, les sujets “ sociaux ” m’intéressent.Mais je ne veux pas m’enfermer là-dedans (tu n’imagines pas le nombre de fois depuis la publication de Rural! où on m’a proposé de “ venir faire un reportage ” sur un chantier d’autoroute ou d’aéroport !). Je suis certain d’une chose : Chaque vie humaine est digne d’être racontée.

Vous travaillez maintenant autant sur le romanesque que sur le documentaire ? Comment choisissez-vous le genre avec lequel vous traitez chaque sujet ?

Pour résumer, ça se joue dès que le projet s’amorce : Si sa matière première est constituée d’une multitude de notes hétérogènes, comme c’est le cas le plus souvent ; ce sera une fiction.

Si un sujet suffisamment riche en lui-même s’annonce, ce sera un reportage.

Le film dénonce par une investigation féroce. Vous, pour votre part, vous installez en passerelle pour permettre le témoignage de tiers. Comment et pourquoi choisit-on sa place lorsqu’on le réalise un documentaire ?

C’est une question que je me pose en permanence ! Je n’ai pas là non plus de technique bien établie. L’énorme avantage que j’ai sur Sauper et ses condisciples, c’est que ma caméra à moi tourne en permanence!

Plus qu’une question de place, c’est donc une question de temps. Je parle avec les gens dont je veux raconter l’histoire. Éventuellement, je prends quelques notes (graphiques ou verbales) mais mon interlocuteur n’a pas sous le pif une caméra, un micro et un projo. C’est simplement une discussion entre deux personnes…

Avez-vous des modeles d’auteurs de documentaires ?

Les films de Ken Loach ont été importants pour moi. Par ailleurs, je lis beaucoup en ce moment les romans d’Hubert Mingarelli, dont l’écriture sait dénicher la vérité de l’objet le plus banal. En ce qui concerne la bande dessinée, Spiegelman et Tardi comptent bien sûr beaucoup. Les premiers livres de Sacco et ceux d’ Emmanuel Guibert aussi. Mais je ne suis pas un intégriste de la cause, j’aime plein d’autres genres !

Vous citez Spiegelman. Votre nouveau livre a ceci en commun avec Maus qu’ils sont tous deux des tentatives de comprendre des parents, et par extension qui vous êtes aujourd’hui ? Le documentaire est–il un moyen de se confronter à soi autant qu’au monde dont on veut témoigner ?

Il peut l’être de façon incidente. En réalisant Les mauvaises gens, je cherche aussi à comprendre comment le milieu dans lequel j’ai grandi a conditionné ce que je suis. Ces deux univers concentriques mais antagonistes (le milieu syndical et cette région réputée conservatrice) ont eu des influences positives ou négatives sur moi. Ce livre est aussi une tentative pour m’en libérer.

Que pensez-vous que la bande dessinée puisse apporter aux autres supports exploitant ce genre ? Qu’essayez vous pour votre part de mettre en place ?

Faut-il se demander ce que la bande dessinée apporte au reportage ou ce que le reportage apporte à la bande dessinée ? À titre personnel, quand j’ai essayé de caser Rural! chez un éditeur, mon ambition était de prouver que la bande dessinée était un média idéal pour ces « récits du réel ». Je voulais juste essayer ça. Ma démarche concernait d’abord la bande dessinée et ce qu’on peut faire avec ce langage et ses spécificités. Je ne veux rien mettre d’autre en place. L’accueil de Rural ! me permet de retenter aujourd’hui cette expérience avec Les mauvaises gens.

Si ce genre se développe en télévision, en cinéma, en littérature et en bande dessinée, c’est aussi une bonne nouvelle pour ça : mine de rien, dans ce domaine-là au moins, la bande dessinée occupe pleinement sa place, aux côtés d’autres genres narratifs. Pas si mal. Ne nous faisons cependant pas d’illusions. Sur les étals des libraires, ce genre de bande dessinée restera longtemps minoritaire d’un point de vue quantitatif. Mais elle nous procurera sans doute beaucoup de ces livres qui, la dernière page tournée, nous restent longtemps en tête. Il n’y a pas de classement hebdomadaire dans L’express pour ces livres-là. Mais pour chacun de leurs lecteurs, ils sont importants.

 
L’héritage de l’abjection
 

L'héritage de Rivette à Daney, de Daney à moi.

Par Stéphane

«Il faut lire Le Ciel au-dessus de Bruxelles, le dernier Yslaire, m’ont dit de nombreux collègues, tu verras, il est ridicule.» Alors je les ai écoutés, mais ne l’ai pas trouvé ridicule, ni n’ai ri. Je l’ai surtout trouvé « abject », renvoyant à ma mémoire un texte de Serge Daney, critique de cinéma aux Cahiers du cinéma puis à Libération, fondateur dans ma manière d’appréhender les images, de les lier au monde, et d’en juger une valeur artistique.

J’ai recopié le texte de Daney ci-dessous en l’illustrant des images du fameux « dernier Yslaire ».

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«Au nombre des films que je n’ai pas vus, il n’y a pas seulement Octobre, Le jour se lève ou Bambi, il y a l’obscur Kapo. Film sur les camps de concentration, tourné en 1960 par l’italien de gauche Gillo Pontecorvo, Kapo ne fit pas date dans l’histoire du cinéma. Suis-je le seul, ne l’ayant jamais vu, à ne pas l’avoir oublié ? Car je n’ai pas vu Kapo et en même temps je l’ai vu. Je l’ai vu parce que quelqu’un -avec des mots- me l’a montré. Ce film, dont le titre, tel un mot de passe, m’accompagna ma vie de cinéma, je ne le connais qu’à travers un court texte : la critique qu’en a fait Jacques Rivette en juin 1961 dans Les Cahiers du cinéma. C’était le numéro 120, l’article s’appelait «De l’abjection», Rivette avait trente-trois ans et moi dix-sept. Je ne devais avoir prononcé le mot «abjection» de ma vie.

Dans son article, Rivette ne racontait pas le film, il se contentait, en une phrase, de décrire un plan. La phrase, qui se grava dans ma mémoire, disait ceci : «Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés : l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’à mon plus profond mépris. » Ainsi un simple mouvement de caméra pouvait-il être le mouvement à ne pas faire. Celui qu’il fallait- à l’évidence- être abject pour faire. A peine eus-je lu ces lignes que je sus que leur auteur avait absolument raison.

Abrupt et lumineux, le texte de Rivette me permettait de mettre des mots sur ce visage-là de l’abjection. Ma révolte avait trouvé des mots pour se dire. Mais il y avait plus. Il y avait que la révolte s’accompagnait d’un sentiment moins clair et sans doute moins pur : la reconnaissance soulagée d’acquérir ma première certitude de futur critique. Au fil des années, en effet, « le travelling de Kapo » fut mon dogme portatif, l’axiome qui ne se discutait pas, le point limite de tout débat. Avec quiconque ne ressentirait pas immédiatement l’abjection du « travelling de Kapo », je n’aurais, définitivement, rien à voir, rien à partager. »

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Serge Daney, Persévérance, éditions P.O.L, 1ere édition février 1994.

 
Comment j'ai compris la mort
 

De fil en aiguille, de Daredevil à l'enfance.

Par Stéphane

Comme beaucoup d'enfants, je restai longtemps intrigué par «la mort». Pourtant, il me fallut pas mal de temps avant d’en saisir, ou plutôt de définir, une image et un concept que pouvais m’approprier. Ce travail passa par deux œuvres, en partie.

La première c’est Blade Runner, le film, dont je me souviens n’avoir rien compris ou presque en dehors du sentiment à la fois vague et puissant de ce que peut être le terme d’une vie. En conclusion, Roy le robot s’éteint la caméra en gros plan son visage, alors que la pluie bat son plein et masque possiblement les larmes qui se déversent de son œil, pourtant mécanique, à l’approche de sa fin.

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La seconde image, c’est la couverture du Strange 181 signée Frank Miller et datant de janvier 1985. Elle marqua mon esprit d'enfant pour ce qui est de l’autre versant de la mort, c'est-à-dire du point de vue de ceux qui restent et sont en deuil. On y voit Daredevil, visage nu, enserrant de ses bras la croix de marbre qui surplombe la tombe de sa défunte aimée. Au geste, urgence de sentir la chaleur humaine, s’oppose la pierre, dont la froideur est soulignée par la neige qui tombe à gros flocons sur cette scène désespérée.

Aujourd’hui encore, lorsque j’utilise le mot dans une conversation ou dans une critique, c’est invariablement ces deux images qui remontent à mon esprit comme pour illustrer ma pensée, ou mon sentiment.